De l’édition d’Afrique francophone, et des discours qui l’accompagnent parfois

Illustration : « Guz Scream », Ben Cumming, 2006 (certains droits réservés)


Par Raphaël Thierry


Il me semble important de considérer avec attention la véhémence de certains discours réguliers d’écrivains africains francophones concernant la prétendue « incompétence » des éditeurs africains, sans pour autant que ceux-ci ne démontrent jamais une réelle connaissance du foyer éditorial africain, de ses subtilités géographiques et linguistiques : plus facile de tout mettre dans le sac de « l’édition africaine », même si édition Swahili et édition Guinéenne n’ont rien à voir avec éditions Wolof ou édition Camerounaise en termes d’économie et de dynamiques. A un moment donné, je m’interroge : leur manque apparent de culture et de curiosité pour l’édition en Afrique est-il réel, ou bien est-ce une posture ? Je le répète souvent, mais nous francophones ne sommes pas prêts d’avoir une Sarah Ladipo Manyika (écrivaine nigeriane-britannique) qui explique dans le Guardian pourquoi elle a choisi de publier ses livres au Nigeria plutôt que dans le « Global North ». Il faut s’interroger au sujet de cette différence entre le monde anglophone (sans institution linguistique ni réseau aussi fort que l’Institut français) et le monde francophone.

Mon hypothèse à ce sujet, c’est que la francophonie s’est construite comme une communauté GLOBALE en particulier à la fin des années 70, ce que n’a pas fait le Commonwealth. Chaque modèle a ses avantages et inconvénients. L’avantage du Commonwealth, c’est de laisser une place critique aux économies « insulaires » que la réflexion postcoloniale a favorisé, avec certes ses propres ambiguïtés et contradictions…

La francophonie qui se dote d’un puissant apparat médiatique, critique, institutionnel, évènementiel à la fin des années 70-début 80 a façonné ses propres frontières, séparé Afrique du Nord de l’Afrique subsaharienne…

Le terme de « Commonwealth Literature » a été utilisé par les écrivains et intellectuels pour se distinguer des écrivains des anciens états coloniaux, il a favorisé le développement de centres littéraires et éditoriaux à travers l’ensemble du Commonwealth.

Par comparaison, le terme de « littérature francophone » (au pluriel ou au singulier) a été employé comme un repère institutionnel et une catégorie de classement académique et documentaire, qui ne sera que marginalement discutée hors du centre éditorial français, des années 80 à aujourd’hui.

Leopold Sedar Senghor lui-même soutenait la création des NEA en 1972, avec un capital partagé entre 5 éditeurs français et trois états africains (CI, Sénégal et Togo). Il n’y publiera pas, ou si peu.

En 1979, il y a eu un tournant manqué pour les NEA, dont l’expansion internationale a ensuite été rattrapée par les aléas de l’économie mondiale et du libéralisme éditorial… Aujourd’hui, on oublie (ou préfère oublier) que les NEA étaient alors plus importantes que Gallimard pour les écrivains africains à l’échelle internationale. Il faut alors expliquer pourquoi cette chute, que même le Noma Award for Publishing in Africa n’aura su compenser… N’oublions pas que les NEA étaient la même année 79 en course pour le Goncourt (Aminata Sow Fall et La grève des Bàttu), et pour le premier Noma (décerné au Nigeria à Mariama Bâ pour Une si longue lettre).

J’en viens au point « polémique » : les années 1950 et l’après guerre laissent l’édition française exsangue, entre les mises au placard des collaborationnistes et les pénuries de papier. Il faut alors revivifier la production littéraire en France, renouveler l’offre. Les littératures africaines sont un des saufs conduits de l’édition hexagonale à cette période, juste quelques années avant les indépendances… Présence Africaine aurait-elle été Présence Africaine sans ce contexte ? Quid des éditions du Seuil ?

Autre époque, similitudes : les années 1980 voient une augmentation immense du nombre de titres produits au Nord. Les mouvements de concentration exigent de produire plus, d’apporter des tirages plus faibles,  davantage de titres. Il faut créer des nouvelles collections, ce qui ouvre aussi des portes à de nouveaux éditeurs de non-fiction et de littérature africaine EN FRANCE.

En Afrique francophone, les crises économiques et politiques des années 80 ont pour conséquence de nombreux exils vers la France, qui rencontrent un développement de nouvelles maisons d’édition, à Paris particulièrement : L’Harmattan, Karthala, Silex…

L’édition française « historique » sait par ailleurs saisir les opportunités : la libéralisation du marché scolaire en Afrique et la disparition progressive de la plupart des grands éditeurs d’état d’Afrique Francophone (NEA, CEDA, CEPER) ouvre un marché sur place. Jacques Chevrier créé la collection « Monde Noir Poche » aux éditions Hatier en 1980. Cette date est importante. Elle suit d’un an la mise en place du Plan d’Ajustement Structurel par le FMI au Sénégal.

La génération d’écrivains africains francophones aujourd’hui parmi les plus célèbres : Mabanckou, Diome, Beyala, Waberi, Tchak, Efoui ont publié leurs premières œuvres en France, dans un contexte où l’Afrique francophone voyait son paysage éditorial en totale déshérence. Le mouvement de la créolité, le festival Etonnants Voyageurs seront autant de tremplins pour leurs ouvrages dans les années 1990, de même que ces autres éditeurs et collections de la fin des années 90-début 2000 : Le Serpent à Plumes, « Afrique » chez Actes Sud (aujourd’hui « Lettres Africaines »), « Continents Noirs » chez Gallimard.

Africultures (héritage de la Lettre des musiques et des arts africains de Mahrouf Bounegta), Notre Librairie/Culture Sud publiée par le Ministère français des Affaires Étrangères et sous la gouverne de l’inénarrable Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF, jusqu’au milieu des années 2000) participeront également à cette expansion. Depuis, l’édition africaine reste en marge de ces grands mouvements ou sinon observée par la lunette demeurée assez constante de son émergence, de sa crise (le numéro d’Africultures « Où va le livre en Afrique ? » coordonné par Isabelle Bourgueil, par ailleurs pilier de la création du collectif Afrilivres et du salon Africain de Genève, en est un « symptôme »). On ne parle plus beaucoup du festival Fest’Africa de Lille : l’édition 2000 est pourtant au cœur de ces dynamiques.

L’inscription de l’édition africaine francophone dans le mouvement de l’édition indépendante à la même période (début des années 2000) avec la création de l’Alliance Internationale des Editeurs Indépendants (alors Alliance des éditeurs indépendants, pour une autre mondialisation) est un autre paramètre : l’édition africaine s’y positionne comme une réaction à la concentration éditoriale, et le background des réflexions d’André Schiffrin et de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de l’Unesco donnent à ce mouvement des ailes. Mais l’édition africaine y est une « réaction ». Pas un contre-pouvoir économique…

Etonnants Voyageurs ont été organisé pendant les années 2000 à de multiples reprises au Mali, c’est même là que l’idée du manifeste « Pour une littérature monde en français » est née. Feu Moussa Konaté, éditeur malien et écrivain de polars (entre autres) était au cœur de cette dynamique. En 2006, le festival « Francofffonies » a mis à l’honneur la production littéraire francophone très majoritairement publiée en France. Un an plus tard, le manifeste « Pour une littérature monde en français » était publié dans Le Monde, suivi de sa version livre Pour une littérature Monde chez Gallimard en 2008 : où étaient publiés les contributeurs ? En France, très essentiellement. En 2013, peu de temps après son adhésion à la World Alliance, le festival Etonnants Voyageurs a été organisé à Brazzaville, avec seulement deux maisons d’édition africaines (congolaises) présentes. Depuis, l’édition africaine demeure la grande absente, ou le discret invité des grandes messes de l’édition francophone. En 2017, la foire du livre de Francfort était intitulée « Francfort en Français ». Le ratio éditeurs africains/écrivains francophones publiés en France était d’ 1/15. Il n’y avait pas d’écrivain publié en Afrique invité sous les feux des projecteurs.

Pour sortir de la seule problématique « langue française », 2019 a été déclarée année des langues locales de l’Unesco. Je doute fort que cet évènement apporte un renfort à l’édition en langues africaines de l’aire francophone (mais je le souhaiterais). La raison est simple : Ngugi wa Thiong’o publie ses ouvrages en Afrique de l’Est, ce qui ne déconnecte pas sa création du marché du livre de langue anglaise. Boubacar Boris Diop n’a pas trouvé de modèle économique à sa collection Céytu (publiée par Mémoire d’Encrier et Zulma, donc au Québec et en France) qui a pourtant traduit Le Clezio et Césaire. Il relance une structure au Sénégal depuis peu. Je lui souhaite du courage, j’aimerais que ça fonctionne économiquement. Il faudrait que l’Unesco se fasse le promoteur qu’elle fut du temps du Centre Régional d’Edition et de Publication du Livre en Afrique (CREPLA), qui a fait du bon travail à partir de Yaoundé, entre 1976 et 1982, avant de voir ses activités décliner. La crise économique, celle-là, toujours…

Certains s’interrogent sur la faiblesse de l’édition africaine francophone. Je m’interrogerais pour ma part sur la faiblesse des projets du Nord à accorder une place économique préférentielle à l’édition du continent : pas en termes de « programmes d’invitation », mais bien plus en termes de valorisation de leur production littéraire et intellectuelle.

Il s’agit enfin de se questionner : la littérature africaine francophone est-elle réellement un grand cadavre à la renverse, ou bien est-ce plutôt le marché international du livre francophone qui est un petit milieu déstructuré et inégalitaire, depuis les années 1980 ?

 

 

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