Des livres d’Afrique, de Bologne à Kigali, en passant par Hargeysa et Lomé

Illustration : Présentation du dossier « Libri in Africa, Libri d’Africa » à Bologne le 2 avril 2019. De gauche à droite : Agnès Gyr-Ukunda, Paulin Koffivi Assem, Sandra Federici, Raphaël Thierry (Crédits : Africa & Mediterraneo, certains droits réservés)


Par Raphaël Thierry


Me voici de retour de Bologne, où j’ai eu mardi 2 avril 2019 le plaisir de présenter le dossier de la revue Africa & Mediterraneo « Libri in Africa, Libri d’Africa » avec Sandra Federici. C’était un plaisir, mais également un honneur, car Agnès Gyr-Ukunda (Bakame, Rwanda) et Paulin Koffivi Assem (Ago éditions, Togo) ont généreusement accepté de participer à cette présentation, nous faisant profiter de leurs riches expériences d’éditeurs. Je ne voudrais pas non plus oublier Marie-Paule Huet (Ganndal, Guinée) qui a accepté de nous présenter au pied levé le catalogue de la maison Ganndal, qu’elle représentait à Bologne. Inaugurée en 1992 par Mamadou Aliou Sow, Ganndal est une institution en Afrique de l’Ouest. Avec Sub-Saharan Publishers (Ghana) créée la même année 1992, c’est probablement la plus ancienne maison d’édition de jeunesse encore en activité dans cette région. J’en profite ici pour féliciter Akoss-Ofori Mensah, dont le brillant travail au sein de Sub-Saharan Publishers a été justement couronné cette année par le Prix BOP du meilleur éditeur africain de jeunesse.

Akoss Ofori-Mensah sur son stand du World Lounge durant la Foire International du livre pour enfants de Bologne 2019, avec son prix BOP

(Crédits : Sandra Federici, certains droits réservés)

Les présences de Paulin Koffivi Assem et d’Agnès Gyr-Ukunda avaient par ailleurs une double résonance pour moi : l’an passé, Africa & Mediterraneo m’avaient invité au festival de la bande dessinée d’Angoulême, où j’avais fait plus ample connaissance avec Paulin, dont je respecte infiniment le travail d’éditeur et de scénariste de bandes dessinées à Lomé. Je l’avais ensuite écouté aux assises du livre africain de Genève. Il y avait eu un discours fort et inspirant sur l’importance et le rôle de l’édition africaine dans l’équilibre de l’environnement mondial du livre. La bibliodiversité n’est pas un vain mot, et des intellectuels comme Paulin sont heureusement là pour nous le rappeler.

Agnès Gyr-Ukunda est une grande dame. J’ai également un très grand respect pour elle, et pour son parcours d’éditrice, qui est largement retracé par le riche article que lui a dédié Agnès Girard dans le dossier. Elle est par ailleurs la première éditrice à avoir obtenu le prix BOP du meilleur éditeur africain de jeunesse de la foire de Bologne en 2013. Bakame, c’est 25 années d’édition en kinyarwanda, en kiswahili, en anglais et en français. Sa participation lors de cette présentation était donc extrêmement importante et symbolique, pour pour nous.

Enfin, je dois ici exprimer ma plus grande gratitude à l’égard de Sandra Federici. Collaborer avec elle était pour moi une totale cohérence : nous avons réalisé nos doctorats respectifs sous la gouverne du professeur Pierre Halen, et sommes donc issus du « même bain » scientifique. Me rendre à Bologne était également pour moi l’occasion de découvrir in situ l’important travail d’Africa & Mediterraneo et de sa coopérative sœur Lai Momo, dont l’engagement social et culturel pour les réfugiés est exemplaire : ils prouvent chaque jour que l’accueil et l’intégration en Italie, et plus largement en Europe, ne doivent pas être limités aux problématiques humanitaires. La culture, la formation, la coopération culturelle sont autant d’enjeux d’intégration, et plus encore des opportunités d’enrichissement interculturel. Je remercie ici également et en particulier Andrea Marchesini et Maria Scrivo pour leurs précieux soutiens dans la réalisation de ce projet éditorial, de même que toute l’inestimable équipe d’Africa & Mediterraneo pour leur abnégation à porter des projets culturels là où ces derniers ont rarement droit de cité.

Le dossier 89 d’Africa & Mediterraneo « Libri in Africa, Libri d’Africa » représente pour sa part une pierre, parmi tant d’autres, pour nous rappeler que parler d’édition en Afrique n’est pas parler d’édition africaine comme d’un ensemble homogène. Il s’agit par ailleurs d’un échantillon de savoir sur le livre en Afrique, qui en souligne l’histoire millénaire, la diversité littéraire, linguistique, socio-culturelle, de même que son importance économique. Ce dossier a pour objectif de représenter un apport positif (et pas idéalisé) sur l’édition continentale, en interrogeant différents phénomènes d’émergence, de résilience, d’agentivité, de développement, de création et d’innovation : les pays concernés par le dossier et aussi variés que l’Égypte, le Somaliland, l’Algérie, le Ghana, la Tanzanie, le Cameroun ou le Rwanda constituent autant d’expériences éditoriales, culturelles, linguistiques et des histoires du livre. L’idée derrière ce dossier, c’est quelque part d’apporter un regard « éclaté » sur l’industrie du livre en Afrique, tout en en soulignant certaines grandes lignes et constantes au niveau international. Le bloc des trois premiers articles avait ainsi pour rôle de poser ces bases « globales » :

– L’édition en Afrique, de l’indépendance à nos jours, par Walter Bgoya et Mary Jay ;
Pour une revitalisation de la chaîne du livre en Afrique grâce à la coopération nationale et internationale, par Richard A. B. Crabbe ;
From Colonialism to the Future of Global Publishing: The Growing Influence of African and Arab Publishing, par Bodour Al Qasimi.

Ces articles cèdent ensuite la place à une multitude de « cases studies » tout aussi passionnants qu’essentiels pour une meilleure perception de ce que « Livre en Afrique » signifie réellement, en termes d’expériences éditoriales et de diversité : Bakame au Rwanda, Barzakh en Algérie, la Hargeysa International Book Fair au Somaliland, la production littéraire bamoun au Cameroun ; de situations nationales (Algérie, Égypte), et également de marchés étrangers, à l’image de ce passionnant article consacré à la librairie Griot de Rome venant clore le dossier.

Je me dois ici d’exprimer toute ma gratitude à chacun des contributeurs du dossier : Walter Bgoya, Mary Jay, Richard A. B. Crabbe, Bodour Al Qasimi, Valentin Moulin, Anita Magno, Jama Musse Jama, Chiara Comito, Agnès Girard, Cecilia Draicchio, Giulia Riva et Francesco S. Longo. Ces derniers nous ont tous généreusement transmis de précieux articles ou accordé les droits de traduction à titre gracieux (je remercie spécialement ici les Indiana University Press et Hans Zell). Je soulignerai ici la diversité de leurs profils : éditeurs, libraires, consultants, diffuseurs, organisateurs d’évènements, journalistes, chercheurs : cette diversité de discours est essentielle. Enfin, je n’oublie pas non plus l’intrigante photographie de couverture de Fabian Kron, qui a son importance et son sens tout particulier dans ce dossier : elle a été prise au milieu des collections de la Bibliothèque d’Alexandrie en novembre 2018. Quel lieu était plus symbolique que la plus célèbre bibliothèque de l’histoire, en Égypte, pour illustrer la couverture de ce dossier ?

Si je devais résumer un axe central de ce dossier, c’est d’avoir mis en valeur la normalité du livre en Afrique, au sens où l’édition continentale n’a pas besoin d’être regardée de haut, d’être aidée (au sens humanitaire du terme), ou synthétisée comme un ensemble homogène : c’est sa production, ses auteurs, ses discours d’éditeurs qui doivent primer pour valoriser les catalogues et les lignes éditoriales. Au fond, l’édition d’Afrique a tout simplement (et comme toute édition continentale) le droit d’être mauvaise, ou bonne, du moment que l’appréciation de sa qualité est fondée sur des éléments critiques.

Enfin, je voudrais retenir ici une importante question posée durant la discussion qui a suivi la présentation du dossier : « comment un éditeur italien intéressé par la traduction d’ouvrages d’auteurs africains peut-il avoir accès à des œuvres du continent, lorsqu’il y a déjà tant d’ouvrages africains publiés au Nord ? » Question essentielle et qui n’a à vrai dire jamais trouvé de réponse tout à fait complète. Il faudrait ici et en priorité questionner les géographies de la circulation du livre, des professionnels et des intellectuels : les évènements du livre en Afrique attirent-ils un public professionnel systématiquement international ? On parle souvent de la distribution des ouvrages, mais quels sont les processus de soutien à la circulation des publics ? Quel rôle jouent les institutions et organisations internationales pour « driver » les professionnels du monde entier hors des grand-messes du livre comme la foire du livre de Francfort, par exemple ? De même, lorsque des éditeurs africains participent à des évènements du Nord (Londres, Paris, Bologne, Montreuil, Berlin, Francfort, Genève, Arles), quels relais médiatiques assurent à ces derniers une visibilité suffisante pour la mise en lumière de leurs ouvrages ? Comment sont organisées l’exposition de leurs livres et les rencontres qui leur sont consacrées ? Est-il vraiment nécessaire que les modèles évènementiels du Nord soient appliqués en Afrique pour attirer un public du Nord ? Cette question initiale amène en fait une foule d’autres interrogations…

Au sortir de cette passionnante et positive expérience de publication, je ne peux que me réjouir de voir le dossier circuler. Il a déjà commencé son voyage grâce à Jama Musse Jama, qui l’a très généreusement mis en lumière sur les tables du Festival du livre africain de Berlin qui se tenait le weekend dernier. L’enjeu est désormais de lui donner des ailes, de le faire circuler en Afrique et en Europe, de provoquer le débat, de susciter des échanges, et de favoriser de nouvelles publications… Le projet du dossier « Libri in Africa, Libri d’Africa » m’a été proposé par Sandra Federici à l’issue de l’expérience « Lettres d’Afrique : changing the narrative » de la foire du livre de Francfort 2018. Il a été réalisé à titre intégralement bénévole, en pensant constamment à ces expériences menées depuis les années 1970 par des chercheurs et spécialistes internationaux autour des problématiques et de la production du livre en Afrique. Cette histoire nous rappelle que porter un discours sur le livre en Afrique n’est pas tant une question de géographies, de propriétés ou de réseaux, mais bien plus un enjeu d’échanges et de continuités. Puisse cette publication qui s’inscrit dans la foulée des travaux de Hans Zell, de l’African Publishers Network, du Bellagio Publishing Network, de l’African Books Collective ou de l’Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants, porter plus loin désormais. L’horizon est vaste, et le champ des possibles à peu près infini.

 


[La description et le sommaire du dossier]

L’introduction du dossier : « La normalité de l’édition africaine » (texte en italien).

[Pour commander le dossier]


Illustration : Le dossier « Libri in Africa, Libri d’Africa » exposé sur les tables de la librairie du Festival du livre africain de Berlin 2019 (Crédits : Miryam H., droits réservés)

 

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