Les transitions prennent du temps quand il est question d’amour

Illustration : « Love », Jürgen Telkmann, 2018 (certains droits réservés)


Par Raphaël Thierry

Et voici 2021 qui s’achève avec un doux soleil d’hiver. Cette 10ème année a été spéciale pour le projet EditAfrica et aura représenté un savant mélange de mouvement autant que de calme plat.

Lorsqu’en 2019 j’ai fait ce choix d’une reconversion professionnelle, je n’imaginais pas que deux années plus tard, je tâtonnerai encore à trouver l’équilibre entre la plateforme EditAfrica, son projet de podcast et ce nouveau métier d’agent littéraire qui a remis bien des choses en perspective. Plus que je ne l’imaginais, pour dire les choses en toute honnêteté. Je regarde donc ces 10 dernières années et cette recherche d’un équilibre…

2011, au retour de Yaoundé : année où EditAfrica prenait son allant, en cette fin de doctorat consacré à l’édition au Cameroun et à ces dynamiques littéraires des littératures africaines. L’envie de bousculer les choses et de trouver ma voix à un niveau public. De ces billets rédigés dans l’entre-deux d’un emploi alimentaire, je conserve le souvenir d’une bulle que je créais alors : mon espace de liberté.

2012, je signais un contrat de deux années de rédacteur et de responsable de la rubrique « murmures » au sein d’Africultures. Expérience riche, parfois mouvementée. Au final importante. EditAfrica s’est alors et pendant deux années acheminé vers une sorte de revue de presse qui, lorsque j’y regarde aujourd’hui, aurait gagné à être moins frénétique.

2013, devenir docteur la semaine qui suivait le festival Paroles Indigo à Arles, évènement qui faisait la part belle à ces éditeurs du Sud. Grande transition, sous le regard de mes professeurs Pierre Halen et feu François Guiyoba.

2014, période de recherche d’emploi, d’écritures diverses, et d’espoirs de stabilisation. Le moment d’une rencontre importante à Dakar et de deux échanges qui cimenteront, 5 années plus tard, mon repositionnement. Quelques mois plus tard, voici donc l’opportunité d’un enseignement à Mannheim. Un premier pied en Allemagne donc, où j’y ai parlé pour la première fois à des étudiants du Nord du sens que je vois à s’intéresser à l’édition africaine, lorsque l’on parle de diversité littéraire.

2015, la suite aura été tout aussi positive : me voici engagé dans un postdoctorat de deux années à Mannheim, dans un centre de recherche intitulé « Dynamics of Change », où il sera autant question d’auctorialité que de marchés littéraires francophones. Le temps d’une réflexion fondamentale pour moi, où j’ai repris à l’invitation d’Hans Zell une réflexion préliminaire sur le don de livre menée 2 ans plus tôt à Africultures. Le sens du don. La notion de contre-don. La notion d’échange et, en arrière plan, la question des hiérarchies inexprimées que masque parfois la bienveillance. Le temps pour moi de comprendre que si l’on considère l’édition du continent africain comme marginale, devant être aidée, soutenue, alors le « on » devient l’expression d’une défaite à saisir les enjeux d’une littérature plus vaste parce qu’éditée plus largement, d’un accès culturel plus riche parce que plus divers et moins cloisonné par les limites supposées du marché et de l’aide à sens unique. Pour ma part, j’ai eu de moins en moins envie de penser à « aider » et de plus en plus le souhait permanent de la réciprocité. C’est un joli mot, la réciprocité, je trouve, dans une époque que l’on dit parfois trop individualiste.

2016 et ses recherches, est surtout l’occasion de ces premières conférences internationales, à l’invitation de l’International African Institute et de l’African Books Collective, mais aussi de cette extraordinaire équipe de recherche d’Oxford qui s’intéresse mieux que d’autres à la vie éditoriale dans l’espace francophone africain : l’occasion d’aller à la rencontre d’un monde littéraire, de recherche et d’éditeurs anglo-saxons intéressés par ces latitudes francophones souvent mystérieuses hors « franco-sphère », car trop souvent repliées sur elle-mêmes, peut-être par un pacte tacite de la langue comme épicentre, ou bien d’un marché-reflet d’une organisation politique jamais totalement remise en question.

2017 et ses incertitudes, mais aussi 2017 et l’anticipation de la suite qui ne sera pas nécessairement universitaire : EditAfrica trouve sa place dans des rédactions d’articles et autres projets d’ouvrages. Ces années à Mannheim seront aussi l’opportunité d’enseignements où des étudiants m’ont amené à m’interroger sur mon rôle. Ils ne le savent pas, mais je leur dois beaucoup. Leur curiosité, leur intelligence m’ont aidé à prendre confiance dans le sens d’un travail et son ambition de participer à cette ouverture du Nord vers l’édition du Sud. Comme l’African Books Collective, comme l’Oiseau Indigo, comme l’Alliance Internationale des Editeurs Indépendants, comme Afrilivres, comme de nombreux autres l’ont fait chacun à leur manière, chacun en son temps, chacun selon ses objectifs et sa position dans le champ.

2018 et cette transition professionnelle, avec ces premières réflexions vers le métier d’agent littéraire, et surtout la coordination d’un évènement à Francfort. Un évènement qui participera de manière collaborative à mettre en valeur l’édition du continent africain lors de cette foire 2018. Je garderai la fierté de la présence de ces représentants d’une vingtaine de pays différents et de ces témoignages d’éditeurs africains, non pas sur leur difficultés, mais bien davantage sur la richesse de leurs catalogues. J’avais alors été attristé qu’un article publié dans l’important journal espagnol El Pais mette l’accent sur une thématique qui n’avait finalement rien à faire dans un tel programme dédié à la richesse de la création éditoriale sur le continent africain. Oui, cette question de l’analphabétisme m’a rappelé que le Nord souhaite parfois, quoi qu’on lui présente, quoi qu’on puisse défendre, n’entendre qu’une seule « réalité », une seule situation. Je m’en souviens. Je n’oublie pas et j’apprends la prudence et plus de mesure. Cette même année 2018 a été l’occasion de ma rencontre avec l’écrivaine Sarah Ladipo Manyika durant l’excellent Festival Africain de Berlin. Elle venait de publier sa traduction de son second roman en français aux éditions Delcourt et surtout son article majeur : « Pourquoi j’ai choisi un éditeur africain plutôt qu’un éditeur occidental » dans Le Guardian.

2019 n’aura pas vu la suite de ce programme qui restera à ce jour un « one shot » à Francfort. Trop de problèmes logistiques et l’envie à un moment donné de me préserver et de regarder vers d’autres horizons. Nécessité fait loi, cette situation m’a finalement ouvert à cette reconversion à l’invitation de Pierre Astier, que j’avais interviewé en 2015 au début de mon postdoctorat, alors qu’il venait d’organiser avec son associée Laure Pécher la première édition de Talentueux Indés, forums de droits dédié aux éditeurs indépendants de tout l’espace francophone, au Salon du livre de Paris. 2019 était aussi l’année de diverses publications, suivies en 2020. La confirmation de travaux amorcés depuis 2015 et surtout de prendre de la distance avec des réflexions restées en suspens faute d’être concrétisées. Une fois publiés, les mots de vous appartiennent plus.

Depuis 2019, j’apprends. J’apprends à être un agent littéraire et à trouver ma propre définition à ce travail si différent, et si relié à tout ce qui l’a précédé. Les doutes sont quotidiens, mes collègues en savent quelque chose, et ces doutes se sont répercutés sur la vie éditoriale d’EditAfrica. Au cours de ces deux années, je n’ai cessé de questionner mon travail et son sens car rien n’y semble jamais prévisible. C’est un exercice quotidien d’équilibrisme et de modestie qui m’est, je dois bien l’admettre, parfois difficile. Mais de 2019 à 2021, j’ai aussi et surtout gagné quelque chose qui, au plus profond de moi, a achevé de me confirmer qu’EditAfrica est moins un projet collectif qu’une démarche personnelle à laquelle j’ai raison de croire, et qui vise à repenser ma propre position dans cet espace littéraire que j’aime depuis toujours et à y apporter la contribution que je juge la plus juste possible, car cet espace est composé d’une multitude de rencontres et d’échanges avec des personnes, toutes importantes. Toutes essentielles. Chacun de ces individus concrétise une réalité plus grande et plus riche que je ne l’aurais imaginé possible. Ils m’aident à éloigner l’éventualité d’un centre pour mieux me projeter vers une réalité plus vaste et dont les limites possibles sont difficilement perceptibles. Alors qu’un des mots du moment est la déconstruction, je lui préfère définitivement le décentrement. Ce décentrement trouve aujourd’hui en mon cœur son terreau dans la confiance que m’accordent des autrices et auteurs, leurs éditrices et leurs éditeurs. Quelles qu’en soient ses incertitudes, le travail d’agent littéraire me semble ici répondre de manière cohérente à l’enjeu du décentrement, en tous cas lui donner sens. Les collaborations que j’ai avec des membres de cette chaine du livre, où qu’ils soient dans le monde, concrétisent l’immensité de ces possibles, et viennent bousculer mes doutes. Et me voici qui parle d’amour et d’espoir. EditAfrica est peut-être un peu de cela aussi, un petit peu.

Une bonne manière selon moi d’annoncer 2022…

Raphaël Thierry

 

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