L’indépendance, ou l’avènement d’une « Françafrique du livre » (carnet de route #4)


Illustration : « Old track » (2017). (Crédits : Stephen Edmonds, certains droits réservés)


Par Raphaël Thierry

Troisième volet de cette réflexion consacrée à la géopolitique du livre africain francophone dans la période 1950-1980.

En France, la période de l’après-guerre est un moment de renégociation des intérêts culturels de la métropole coloniale avec les  territoires bientôt indépendants. Sous la gouverne du Ministère de la culture d’André Malraux, l’État français va ainsi conclure, dès le milieu des années 1950, un nombre conséquent d’accords de coopération culturelle en Afrique, anticipant l’établissement futur d’un réseau de coopération culturelle, extension de l’implantation diplomatique française en préparation. Ce faisant, la France pave la voie à ses éditeurs et assure la préservation de ses intérêts en Afrique, au delà de l’ère coloniale. Les éditions Hatier flaireront alors habilement le « bon coup », en créant la collection « Classiques du Monde » dès 1964, qui accordera une place de choix à des écrivains africains presque automatiquement inscrits dans les programmes scolaires d’Afrique francophone, établis avec la coopération technique de la France.

Sans revenir ici dans le détail (l’ensemble des éléments évoqués ici sont développés dans l’article qui sera publié dans le courant 2018-2019), je soulignerais simplement le fait que l’Afrique devient avec les indépendances un marché à conquérir pour les éditeurs du Nord, français et britanniques en tête. La « Conférence d’États africains sur le développement de l’éducation en Afrique » organisée à Addis-Abeba en mai 1961 sous la gouverne de la commission économique pour l’Afrique des Nations Unies et de l’Unesco scellera d’une certaine manière le destin économique du marché du livre africain en évaluant les importants besoins de livre du continent et la nécessité d’une édition étrangère pour y répondre.

Du côté français, la politique du livre en Afrique va être organisée selon trois axes : don de livres, augmentation des importations de l’édition française en Afrique, développement des librairies-papèteries soutenues (et donc sous perfusion) de la France. C’est dans ce contexte précis que se développeront des réseaux tels que La librairie de France en Côte d’Ivoire, et que l’on peut situer l’origine des assurances COFACE qui garantissent jusqu’à nos jours aux libraires francophones une caution auprès des distributeurs de livre français.

Le tour de force de la coopération française a alors été de s’assurer une présence pérenne dans le marché du livre d’Afrique francophone, en collaborant avec des organismes français divers et variés, lesquels produiront des études relevant invariablement les besoins africains en livre français. En tête de ceux-ci, je mentionnerai la très significative Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF, seulement disparue dans les années 2000), l’association Culture et Développement née après-guerre dans le sillage du réseau d’éducation populaire Peuple et Culture et jusqu’à aujourd’hui intimement liée avec l’Unesco (bien que sa politique ait beaucoup évolué depuis les années 1980), et enfin la société Marcomer, surprenante émanation française de la société américaine Gallup Ltd, elle-même issue de l’American Institute of Public Opinion.

Si le discours officiel de la France a depuis toujours prôné son soutien à l’industrie du livre en Afrique et son appui aux opérateurs locaux, je laisserais ici la parole à feu Robert Estivals, qui écrivait en 1980 dans son fameux article « Le livre en Afrique noire francophone » :

« Ayant […] peu aidé à développer l’industrie locale du livre, la politique néo-coloniale pourra continuer à déverser sur l’Afrique l’essentiel de la production consommée sur place »[1] et de rappeler que « Le principe de la politique néo-colonialiste consiste à séparer l’apparence et la réalité de la souveraineté. »[2]

De la sorte, ce réseau de coopération continuera en fait son travail jusqu’aux années 2000 et d’une certaine manière jusqu’à aujourd’hui, tout en ayant intégré au passage à partir des années 1980 des organisations non-gouvernementales chargées de don de livres dans son dispositif de partenariats, accroissant ainsi sans cesse un import déjà massif d’ouvrages français dans des territoires africains toujours mieux balisés et occupés économiquement par l’édition française[3]. Ne nous étonnons donc pas si, en 2018, l’agent littéraire Pierre Astier parle encore d’impérialisme pour décrire la relation de l’édition française avec l’Afrique francophone…

 


[Lire la première partie de ce carnet de route]

[Lire la second partie : « L’après-guerre et l’universalisme littéraire comme enjeu politique »]


Notes :

[1]  « Book donation programmes for Africa: Time for a reappraisal? » African Research & Documentation . Journal of SCOLMA (the UK Libraries and Archives Group on Africa) no. 127, 2015 [Release 2017], p. 158 : http://www.readafricanbooks.com/opinions/book-donation-programmes-revisited
[2]  « Le livre en Afrique noire francophone », art. cit., p. 62.
[3]  « Le livre en Afrique noire francophone », art. cit., p. 67.


Étude à lire dans sa version intégrale publiée courant 2018-2019.


 

One Reply to “L’indépendance, ou l’avènement d’une « Françafrique du livre » (carnet de route #4)”

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