L’édition africaine au Salon du livre de Paris 2018 : entre rendez-vous manqués et espoir de dialogue

Illustration : « Free Speech ». Crédits : wiredforlego, 2013 (certains droits réservés)


Par Raphaël Thierry


Cet article est une invitation au dialogue.

En 1980, Robert Estivals rappelait que “Le principe de la politique néo-colonialiste consiste à séparer l’apparence et la réalité de la souveraineté” [1]. Je suis de retour du Salon du livre de Paris où j’ai pris part à deux tables rondes sur le Pavillon « Lettres d’Afrique » et je ne peux m’empêcher de penser et repenser à cette phrase. Les éditeurs d’Afrique francophone y étaient nombreux, regroupés sur différents espaces et au sein de différents évènements. En dehors des stands d’Afrique du Nord, ils y étaient néanmoins à peu près tous invités en tant que membres de collectifs qui gravitent depuis deux décennies dans le giron de l’institution francophone, dont le parisianisme littéraire me semble plus évident que jamais.

Le Salon du livre de Paris, c’est un peu un concentré localisé de ce qui se passe au niveau macro-économique et littéraire dans le monde du livre francophone : l’édition française de littérature africaine trouve place dans les rencontres ouvertes au grand public, lorsque les rencontres qui concernent l’édition africaine en général s’organisent durant la matinée professionnelle, avec en plus des rencontres qui s’y déroulent au même moment, ici et . En somme, on y parle beaucoup de diversité littéraire, et peu de diversité éditoriale.

Je comprends en soit que l’édition africaine soit hébergée durant les moments « pros », mais je m’interroge par contre sur l’absence de visibilité des œuvres publiées par les maisons africaines Porte de Versailles. La géographie du livre ne m’y semble pas vraiment mouvante d’une année sur l’autre, si ce n’est lors de l’unique tenue du forum « Talentueux Indés » en 2015, jamais reconduit et c’est bien dommage.

Il est cependant clair que la francophonie n’est pas tout (heureusement), et cette année pour la deuxième fois, le pavillon « Lettres d’Afrique » a convié des éditeurs issus de l’aire anglophone. L’an passé c’étaient des Nigérians, cette année des Sud-Africains. Ce que je note particulièrement, c’est la liberté de ton de ces éditeurs. Sur la table ronde que je modérais, Rose Francis (African Perspectives Publishing) n’a pas hésité à interpeller publiquement Lindsay Cotton qui intervenait dans le cadre du projet « reShaping cultural policies » de l’Unesco. La question de Rose Francis était extrêmement intéressante : en publiant des ouvrages en son nom propre, l’Unesco ne fait-elle pas simplement une concurrence aux éditeurs continentaux ? D’autre part, je dois bien admettre que cette liberté de ton, cet aspect frontal de l’adresse aux organismes institutionnels, on ne la retrouve pas de manière aussi claire chez les éditeurs francophones lorsque ces derniers sont présents au Nord. Peut-être est-ce dû aux compromis que ces derniers doivent faire pour conserver une vitrine au Nord, peut-être est-ce dû à des habitudes de courtoisie francophone, ou bien encore aux intermédiaires qui leur permettent une présence sur place. Mais peut-être est-il aussi temps que le dialogue devienne plus frontal dans une francophonie dont l’institution centrale suscite aujourd’hui critiques et positionnements stratégiques associatifs. Il serait en effet bon qu’un représentant du groupe Hachette ne puisse plus librement parler à Paris de l’Afrique comme d’un continent sans librairies interdisant à l’optimisme lorsque l’on observe la situation du livre sur place. Mais cela n’est possible que si, justement, un dialogue s’installe entre les groupes éditoriaux français et les éditeurs africains. Le plan d’action de Yaoundé issu de la conférence de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle consacrée à « l’industrie de l’édition en Afrique et son rôle dans l’éducation et la croissance économique » pourrait être ici un levier de poids. Attendons de voir… Il serait également bon que la presse généraliste prenne un peu plus garde aux discours et images qu’elle véhicule sur le livre en Afrique, et que les tribunes d’éditeurs indépendants ne représentent plus une seule association française mais l’édition d’Afrique francophone de manière large et égalitaire. De même, il serait de mon point de vue bon que des forums tels que les « Coulisses de l’édition » tenu à Paris avec pour thème « Quelles relations entre éditeurs et libraires d’Afrique Sub-Saharienne ? » proposent un spectre plus large que deux associations françaises d’éditeurs et de libraires, pour aussi crédibles que soient ces dernières. Je n’exprime en fait ici qu’une seule chose : ma confiance en une Konstruktive Kritik, et que des occasions ne soient plus manquées de tenir des débats, par exemples lorsque des membres de l’Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants –une association au cœur des enjeux éditoriaux africains francophones– demeurent silencieux lors d’une table ronde durant laquelle j’émets pourtant une critique concernant leurs prises de positions.

On peut toujours améliorer les choses à Paris, et chaque critique ouvre son lot de perspectives. Le Pavillon « Lettres d’Afrique » aura sans doute aussi encore à renforcer sa programmation culturelle et littéraire dans une direction transversale au cours de ses prochaines éditions ; mais cet espace réussit aujourd’hui toutefois très simplement là où les organismes francophones et autres projets hébergés à Paris ont échoué au cours des dernières années au Parc des expositions. En favorisant la rencontre de membres de différents collectifs (Afrilivres, African Books Collective), en offrant une tribune aux organisateurs de la capitale mondiale du livre de 2017, en créant la possibilité d’échanges désintermédiés entre éditeurs de langues différentes (Rose Francis expliquait ainsi y avoir découvert des ouvrages d’Afrique francophone dont elle aimerait acquérir les droits de traduction), le stand ouvre de mon point de vue une petite fenêtre vers quelque chose d’autre que le cadre restreint des rencontres dont les participants interviennent essentiellement en tant que membres affiliés à des associations positionnées dans la galaxie institutionnelle francophone. Surtout, l’immense majorité des participants à ces rencontres se connaissent et une simple plongée dans l’annuaire des éditeurs présents lors des évènements tenus à Paris (et plus largement dans la francophonie européenne) depuis les années 2000, montre un taux de renouvellement assez peu élevé. Je ne remets bien entendu pas en question la présence des éditeurs habitués de Bologne, Genève, Paris ou Francfort dernièrement –ils sont tous crédibles et talentueux–, ni le bon travail assuré par les structures en charges de ces différents échanges –leur tenue est la preuve de leur efficacité– je m’interroge seulement sur le peu de « nouvelles têtes » dans le cadre de ces rencontres avec seulement quelques intervenants extérieurs tels qu’Emma Shercliff prochainement à Genève (elle qui a récemment coordonné un excellent numéro de Wasafiri) et, admettons-le, la minorité que représentent toujours ces éditeurs d’Afrique dès lors que l’on sort du cadre spécialisé « Africain ». À ce niveau, il est bon que les choses ne demeurent pas concentrées à Paris ou en Europe, et que des grands forums de l’édition puissent désormais trouver large place sur le continent africain.

Enfin et au risque de radoter un peu, je vais une fois encore revenir sur l’évènement de « Frankfurt auf Französisch » et la vingtaine d’éditeurs africains présents lors de la Frankfurt Buchmesse 2017. L’association Litprom, qui est au cœur de l’organisation de la foire de Francfort, est-elle même issue de la présence de l’édition africaine en 1980 en Europe. L’année prochaine, je l’ai récemment appris, l’African Books Collective devrait participer à Frankfurt 2018. Il serait alors sans doute temps que Litprom rappelle à cette occasion les racines que cette association partage avec l’édition continentale, et il me paraitrait un bon signe des temps que des rencontres consacrées à l’échange multilatéral de droits y soient organisées. Les structures à même de valoriser au mieux un tel évènement existent déjà, il suffit seulement de leur donner droit de cité. Le reste appartient à l’économie globale du livre.

 


Notes :

[1] : Estivals Robert. « Le livre en Afrique noire francophone ». In: Communication et langages, n°46, 2ème trimestre 1980. p. 62 : https://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1980_num_46_1_1389

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  1. […] opportunités de réflexion, suivies par un passage au Salon du livre de Paris, me donnent la possibilité de développer un fil de publications assez complémentaires, suivant […]

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